Le mythe de Médée nous amène à nous questionner sur la place de l'Autre au sein de la Cité. Une question, qui, près de trois mille ans après l'apparition des premières versions de ce mythe, n'a rien perdu de son actualité.
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Aujourd’hui, je vous propose de faire un détour - pas aussi long qu’une Odyssée - pour évoquer le mythe de Médée, un mythe très populaire qui a connu de multiples reprises depuis la Grèce antique jusqu’à nos gours, la plupart très sombres.
La version classique, développée par Euripide et Sénèque et reprise par Corneille ou encore Anouilh, se concentre sur la partie finale du mythe : Médée est mariée à Jason et vit à Corinthe, mais Jason choisit de l’abandonner pour épouser la fille du roi de Corinthe ; pour se venger de son mari, elle tue leurs deux enfants ainsi que le roi et sa fille, avant de quitter la ville, impunie et sans remord.
Ce mythe a connu beaucoup de variations mais toutes ont un point commun : elles soulignent que Médée est avant tout une étrangère à Corinthe.
Médée est née en Colchide, en actuelle Géorgie. Sorcière et fille du roi, elle a aidé le héros Jason à passer les épreuves imposées par son père pour obtenir la Toison d'Or, avant de s'enfuir avec lui et de tuer son frère pour retarder la poursuite de son père.
Médée est donc non seulement étrangère, elle est apatride : elle ne peut pas retourner "chez elle" après avoir trahi son père et tué son frère. Et elle est bien consciente que cela la place dans une situation très précaire. Ainsi, Sénèque lui fait dire qu’être apatride est le pire des maux qu'elle puisse souhaiter à Jason, l'époux qui l'abandonne :
"Laissez-moi vous demander un supplice plus terrible pour l'époux. Qu'il vive, mais pour errer dans des villes inconnues, pauvre, exilé, tremblant, détesté, sans asile”
Sénèque, Médée, Acte I scène 1
Médée, c'est la figure de l'altérité. C'est une femme, une barbare, une déesse aussi, puisqu'elle descend d'Hélios, le soleil ; c'est aussi une sorcière puissante, une érudite, bref, tout le contraire de ce qui fait la norme grecque. Et son altérité fait que l’étrangère est aussi étrange et dangereuse. Elle incarne la confrontation avec une culture différente de la culture dominante, une culture qui est nécessairement inférieure et dont il faut se méfier. C'est ce qu’exprime le dramaturge Etelvino Vázquez, qui, dans sa pièce Médée l’étrangère, fait dire au roi de Corinthe :
"Jason est innocent. Jason est l'un de nous. Il est européen. Seule toi es une étrangère. Cherche un homme de ta race, un barbare comme toi. Et quitte l'Europe".
Avant d'être coupable de ses crimes, Médée était donc déjà coupable d'être étrangère. C'est parce qu’elle est rejetée par la société dans laquelle elle vit, rejetée par Jason, qu’elle passe à l'acte. Et quel crime commet-elle ? Un double infanticide : le crime hors norme, le crime contre-nature par excellence pour les Grecs, pour qui le rôle des femmes est avant tout de donner des enfants aux hommes.
La plus ancienne mention d'un séjour de Médée à Corinthe nous a été rapportée par un contemporain d’Homère. Dans cette version les Corinthiens demandent à Médée de devenir reine, mais les enfants de Jason et Médée trouvent la mort par accident, au cours d'un sortilège lancé par leur mère pour leur faire partager l'immortalité qu'elle tient de son ascendance divine.
Dans d’autres versions, c’est le peuple de Corinthe qui aurait refusé d’être gouverné par une femme magicienne étrangère et aurait massacré les enfants de la reine.
Le mythe s’est fixé sur l'étrangère qui tue le roi et la princesse de sa ville d’accueil, puis, surtout, sur la femme qui tue ses enfants par dépit amoureux. Le mythe de Médée a d'ailleurs donné naissance au syndrome (ou complexe) de Médée en psychanalyse, qui évoque l'utilisation des enfants comme instruments de vengeance par les parents dans les ruptures amoureuses.
Mais pourquoi se focaliser sur cet infanticide ? Euripide, Corneille ou Anouilh auraient pu relayer d’autres versions moins sombres pour Médée, ou encore revenir sur d’autres épisodes, comme l’aide qu’elle a apportée à Jason pour la toison d’or ; non : ils réduisent le mythe à la vengeance monstrueuse d’une femme trahie, comme si au fond, ce qui les fascinait, c’était de voir jusqu’où une femme pouvait aller pour se venger d’un homme.
Mais ce qui me fascine, dans ce mythe, c’est au contraire la détermination de Médée ; femme étrangère, femme de savoir, femme puissante, il n’y a aucune place pour elle dans la cité de Corinthe. Et plutôt que d’accepter son destin, de se taire et de se soumettre, elle décide de repousser les limites de ce qui est socialement accepté pour les femmes et l'ordre établi de la polis.
Et alors que la Méditerranée, la mer que Médée a traversée en son temps avec Jason pour fuir la Colchide, est aujourd’hui le cercueil de tant de migrants, ce mythe nous rappelle le péril qu'il y a à refuser l'altérité au sein de la cité.
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